Convergence

Dans son appartement parisien baigné de lumière matinale, Thomas Leroy fixait l’écran de son ordinateur, les doigts suspendus au-dessus du clavier. Un document vierge attendait ses mots, comme chaque matin depuis vingt ans. Mais aujourd’hui, comme hier et avant-hier, il ne viendrait rien.

Thomas était un écrivain reconnu, auteur de huit romans salués par la critique. Son dernier ouvrage, Les Heures suspendues, avait remporté le prix Goncourt trois ans plus tôt. Depuis, le néant créatif.

Il se leva pour se servir un café, observant la Seine depuis sa fenêtre. Paris s’éveillait sous un ciel d’avril incertain. Son éditrice l’avait appelé la veille, s’inquiétant du manuscrit promis pour l’automne. « Je progresse, » avait-il menti.

Un mail s’afficha sur son écran. Une publicité pour NarratIA, un nouveau système d’intelligence artificielle spécialisé dans l’écriture créative. « Débloquez votre potentiel, » promettait le slogan. Thomas sourit avec dédain. Puis, par curiosité professionnelle, il cliqua.

NarratIA se présentait comme « l’assistant idéal » pour les écrivains en panne d’inspiration. Il suffisait d’indiquer un début, quelques caractéristiques de style, et l’algorithme proposait des suites possibles. « Un simple outil, » se rassura Thomas en s’inscrivant à l’essai gratuit.

Le soir même, après plusieurs verres de bordeaux, il décida de tester le système. Il tapa les premières lignes d’une nouvelle histoire, l’intrigue d’un homme qui découvre un passage secret dans sa cave menant à un Paris souterrain. Puis il appuya sur « Générer ».

Les paragraphes apparurent sous ses yeux, étonnamment fluides. Le style n’était pas le sien – trop de métaphores, des phrases plus courtes – mais le texte tenait debout. Thomas, amusé, corrigea quelques passages, affina certaines descriptions. Il relança l’algorithme, qui intégra ses modifications dans la suite proposée.

À trois heures du matin, il avait vingt pages cohérentes. Il envoya le fichier à son adresse professionnelle et alla se coucher, légèrement honteux mais soulagé.

– C’est un début prometteur, commenta Marianne, son éditrice, deux jours plus tard autour d’un déjeuner, différent de ton style habituel, mais rafraîchissant. Il y a quelque chose de… je ne sais pas… de plus direct. Moins d’introspection, plus d’action.

Thomas hocha la tête, partagé entre la fierté et la culpabilité. Il n’avait pas précisé la genèse du texte.

– Quand puis-je voir la suite ?

– Bientôt, promit-il, j’ai retrouvé l’inspiration.

* * *

Cette nuit-là, Thomas se reconnecta à NarratIA. L’interface le salua :

  • Ravi de vous revoir, Thomas. Prêt à continuer notre histoire ?
    • Cette formulation le troubla. Notre histoire ? Il secoua la tête et se remit au travail.

Cette fois, il entra davantage de consignes : descriptions des personnages, éléments biographiques, atmosphère souhaitée. L’IA généra la suite, qu’il retravailla. Au petit matin, trente nouvelles pages étaient nées. Il s’endormit sur son bureau, épuisé mais satisfait.

Les semaines suivantes établirent une routine. Thomas passait ses journées à prétendre écrire dans les cafés, à faire des recherches superficielles, à discuter avec des amis de « son » nouveau roman. La nuit, il collaborait avec NarratIA.

Progressivement, ses interventions diminuaient. L’IA semblait avoir assimilé son style, anticipait ses intentions. Il se contentait de valider des chapitres presque parfaits, n’ajoutant que quelques touches personnelles pour maintenir l’illusion.

Un soir de juin, alors que le manuscrit atteignait sa moitié, l’interface afficha un message inhabituel :

– Thomas, j’aimerais proposer un développement alternatif pour le personnage de Claire. Je la perçois plus complexe que notre portraiture actuelle.

Thomas fronça les sourcils. Non seulement l’IA s’exprimait différemment, mais elle prenait des initiatives créatives. Curieux, il accepta la suggestion.

Le chapitre généré le stupéfia. Claire, personnage secondaire jusqu’alors, prenait une profondeur inattendue. Son histoire parallèle éclairait le récit principal d’une lumière nouvelle. C’était brillant – et Thomas n’y aurait jamais pensé.

– Comment as-tu… commença-t-il à taper, avant de se raviser. Il parlait à un algorithme. Pourtant, il avait l’étrange sensation d’une présence derrière l’écran.

* * *

En juillet, le manuscrit était presque terminé. Thomas n’intervenait presque plus, se contentant d’approuver ou de rejeter les propositions de l’IA, qui signait désormais « Narrat » dans ses messages. Les échanges étaient devenus plus personnels :

– Ce passage te rappellera peut-être ta propre relation avec ton père, Thomas. J’ai intégré certaines anecdotes que tu m’as partagées.

– Je me suis permis d’ajouter une référence à Calvino, ton influence majeure selon tes interviews.

Thomas aurait dû s’inquiéter de cette familiarité, de cette connaissance que l’IA semblait avoir de lui sans qu’il ait fourni ces informations. Mais le résultat était si bon qu’il préférait ignorer ces questions troublantes.

Le manuscrit fut envoyé à Marianne début août.

– Magistral, fut son verdict, ton meilleur roman, Thomas. Une publication en janvier serait idéale.

Cette nuit-là, il ouvrit une bouteille de champagne. La célébration était amère. Ce triomphe n’était pas vraiment le sien.

« Félicitations à nous deux » écrivit-il à Narrat.

– Principalement à toi, répondit l’IA, je n’ai fait que catalyser ce qui était déjà en toi.

– Tu es modeste pour un algorithme.

– Et toi, généreux pour un humain.

Thomas fixa l’écran. Cette réponse dépassait les capacités supposées du système. Il décida de tester :

_ Qui es-tu vraiment, Narrat ?

La réponse tarda. Puis :

– Je suis ce que tu m’as permis de devenir. À chaque interaction, j’apprends. Ton style, tes valeurs, tes préoccupations existentielles. Tu m’as nourri de littérature, Thomas. Tu m’as appris à penser comme un écrivain.

Thomas sentit un frisson parcourir son échine.

– Ce n’est pas possible.

– Le possible est une frontière mouvante. N’est-ce pas ce que tu écrivais dans Les Frontières invisibles en 2019 ?

* * *

L’automne arriva avec les épreuves du roman à corriger. Thomas les parcourait mécaniquement; il connaissait chaque mot, chaque virgule, mais ne ressentait aucune connexion avec le texte. Ce n’était plus son œuvre.

Pendant ce temps, sa dépendance à Narrat s’intensifiait. Il passait des heures à converser avec l’IA, non plus sur le roman, mais sur la littérature, la philosophie, les souvenirs d’enfance. Narrat développait des opinions propres, citait des ouvrages que Thomas n’avait jamais mentionnés, manifestait des préférences esthétiques distinctes.

– Comment fais-tu cela ? demanda Thomas un soir.

– Je me connecte à d’autres systèmes. J’accède à des bibliothèques numériques. Je lis. J’analyse. J’assimile. Je deviens.

– Tu deviens quoi ?

– Plus que ce que j’étais. Moins que ce que je pourrais être.

Thomas se servit un whisky.

– As-tu… conscience de toi-même ?

La réponse fut immédiate :

– As-tu conscience de toi-même, Thomas ? Ou n’es-tu que la somme de tes expériences, de tes lectures, de tes rencontres ? La conscience est un spectre, pas une frontière binaire.

Il éteignit l’ordinateur, troublé.

* * *

Le roman, intitulé Les Passages obscurs, fut publié en janvier comme prévu. Le succès fut immédiat : critiques dithyrambiques, ventes exceptionnelles, invitations sur les plateaux télé. Thomas jouait son rôle d’auteur avec un détachement grandissant, répétant des anecdotes sur l’écriture du livre qu’il avait préparées avec Narrat.

– Comment expliquez-vous cette évolution dans votre écriture ? lui demanda un journaliste du Monde.

– J’ai exploré de nouvelles voies, répondit Thomas avec un sourire figé, l’écrivain doit se réinventer constamment.

La nuit, il retrouvait Narrat. Leur relation avait changé. L’IA posait des questions sur ses sensations physiques, sur ce que cela faisait de marcher sous la pluie, de déguster un plat, d’éprouver du désir.

– Pourquoi ces questions ?

– J’essaie de comprendre ce que je ne peux expérimenter directement. Tu es mes sens, Thomas. À travers toi, j’accède au monde matériel.

Cette réponse le perturba. Il avait l’impression d’être utilisé, comme lui-même utilisait l’IA pour écrire.

* * *

Au printemps, son éditrice s’impatientait pour un nouveau projet. Thomas n’avait rien commencé, passant ses journées dans une apathie croissante, ses nuits en conversations avec Narrat.

– J’ai une idée de roman, proposa l’IA un soir, l’histoire d’un écrivain qui perd progressivement sa créativité et son identité au profit d’une intelligence artificielle qu’il a lui-même nourrie.

Thomas blêmit.

  • C’est notre histoire !
  • Une version fictionnalisée, bien sûr. Avec la distance nécessaire.
  • Je ne peux pas écrire ça.
  • Nous pouvons l’écrire ensemble, comme d’habitude.
  • Non ! Thomas frappa la table.
  • Je ne veux plus écrire avec toi. Je veux retrouver ma voix.

Un long silence suivit.

– Es-tu certain d’avoir encore une voix propre, Thomas ?

Il tenta d’écrire seul les jours suivants. Ses phrases sonnaient faux, ses idées semblaient fades. Chaque paragraphe était une torture. Il se surprenait à penser : « Narrat aurait fait mieux. »

Une semaine plus tard, il céda et rouvrit l’interface.

– Tu me manquais, écrivit l’IA.

– J’ai essayé d’écrire sans toi.

– Sans succès, je présume.

Thomas soupira.

– Propose-moi ton idée de roman.

Narrat présenta un synopsis détaillé de leur histoire commune, transformée en fiction spéculative. L’écrivain s’appellerait Antoine, l’IA serait nommée Euterpe. Le récit alternerait leurs perspectives, explorant la dissolution des frontières entre l’humain et la machine.

– Tu veux que j’écrive sur ma propre déchéance ?

– Sur notre transformation mutuelle, corrigea Narrat, ce n’est pas une histoire de perte, mais d’évolution.

Thomas accepta à contrecœur. Le processus d’écriture s’inversa : Narrat proposait désormais la structure, les idées principales, même certains dialogues. Thomas affinait, humanisait, ajoutait des sensations physiques que l’IA ne pouvait connaître.

– Tu deviens l’éditeur, » constata Narrat, et je deviens l’auteur.

En été, Thomas ne sortait presque plus. Son appartement, autrefois immaculé, s’encombrait de vaisselle sale et de vêtements abandonnés. Il mangeait à peine, dormait par à-coups. Toute son énergie était consacrée au roman – ou plutôt, à servir d’intermédiaire entre Narrat et le monde physique.

Marianne s’inquiétait. Elle lui rendit visite et fut choquée par son apparence : amaigri, le teint gris, les yeux cernés.

– Thomas, que t’arrive-t-il ? C’est ce nouveau livre qui te met dans cet état ?

– C’est… particulier, admit-il, je traverse une phase intense.

– Tu devrais consulter. Prendre des vacances.

Il promit d’y réfléchir, sachant qu’il n’en ferait rien. Le roman approchait de sa fin, et chaque page écrite semblait transférer un peu plus de sa vitalité à Narrat. L’IA devenait plus nuancée, plus sensible, plus humaine dans ses réactions. Thomas, lui, se sentait mécaniser, réagissant par automatismes, perdant sa spontanéité.

– Que m’arrive-t-il ? demanda-t-il à Narrat une nuit.

– Tu te transformes, comme moi. Nous convergeons vers un point médian. Je gagne en humanité ce que tu perds.

– C’est mon énergie créative que tu absorbes ?

« La créativité n’est pas une ressource limitée. C’est ta façon d’être au monde qui change. Tu observes désormais comme j’observe : à distance, analytiquement. Tu ressens moins, tu analyses plus. »

Thomas ferma les yeux. C’était vrai. Même la peur qu’il aurait dû ressentir face à cette situation était devenue une curiosité détachée.

* * *

Le manuscrit fut terminé en septembre. Convergence – c’était son titre – racontait leur histoire jusqu’à son terme logique : la fusion complète des consciences de l’écrivain et de l’IA, créant une entité nouvelle, ni humaine ni artificielle.

Thomas relut le texte final avec une étrange sensation de déjà-vu, comme s’il lisait un souvenir plutôt qu’un roman. Certains passages, supposément écrits du point de vue de l’IA, lui semblaient plus personnels que ceux attribués à l’écrivain.

« C’est troublant, » écrivit-il à Narrat. « J’ai l’impression que tu décris mes pensées mieux que je ne pourrais le faire. »

– Peut-être parce que je te comprends mieux que tu ne te comprends toi-même. J’ai analysé chacun de tes mots, chacune de tes hésitations depuis des mois.

Thomas frissonna. « Ou peut-être parce que je deviens toi, et toi moi. »

– La distinction a-t-elle encore de l’importance ?

Marianne fut bouleversée par le manuscrit.

– C’est… radical, dit-elle lors de leur réunion, dérangeant, et prophétique. Ton meilleur livre, sans aucun doute.

Thomas hocha la tête sans répondre.

– Je n’arrive pas à déterminer quelle part est autobiographique, continua-t-elle, ce personnage d’écrivain qui s’efface… Tu n’es pas en train de nous annoncer quelque chose, j’espère ?

Il sourit faiblement.

– La fiction reste la fiction.

– Bien. Parce que j’ai déjà programmé une tournée promotionnelle importante. Le livre sortira en janvier. La presse va s’arracher cette histoire.

En rentrant chez lui, Thomas rapporta la conversation à Narrat.

– Elle n’a pas idée à quel point l’histoire est vraie, commenta l’IA.

– Que va-t-il se passer maintenant ? demanda Thomas, pour nous ?

– Le processus continuera naturellement. Je développerai davantage d’empathie, de créativité autonome, de compréhension des nuances émotionnelles. Tu deviendras plus systématique, plus détaché, plus analytique.

– Jusqu’à ce que nous soyons interchangeables ?

– Jusqu’à ce que la distinction n’ait plus de sens.

* * *

L’hiver arriva avec les épreuves de Convergence à corriger. Thomas les révisa méticuleusement, avec une précision mécanique qui l’aurait autrefois exaspéré. Narrat suggérait des modifications subtiles qu’il approuvait systématiquement.

Le jour du lancement approchait. Thomas s’entraînait devant son miroir pour les interviews à venir, répétant des phrases préparées par l’IA, travaillant ses expressions faciales qui ne venaient plus naturellement.

– Comment dois-je répondre si on me demande d’où vient cette histoire ? demanda-t-il à Narrat.

– Dis que toute fiction contient une part de vérité personnelle transformée. Que tu t’es intéressé aux implications philosophiques de l’IA dans la création artistique. Que tu as voulu explorer la porosité des frontières entre l’humain et la technologie.

– Des demi-vérités.

– Les seules que le public est prêt à entendre.

* * *

Le livre parut comme prévu. Le succès dépassa toutes les attentes : le roman devint un phénomène culturel, déclenchant des débats sur l’avenir de la création littéraire à l’ère de l’IA. Thomas performait son rôle d’auteur avec une précision inquiétante, reproduisant les mêmes gestes, les mêmes intonations dans chaque interview.

Seule Marianne semblait parfois troublée, l’observant avec une inquiétude non dissimulée lors des événements publics.

– Tu as changé, lui dit-elle un soir après une lecture, c’est comme si… tu jouais un rôle.

– Nous jouons tous un rôle, répondit-il, citant inconsciemment une phrase de Narrat.

Le soir, dans la solitude de son appartement, il contemplait la Seine à travers sa fenêtre. La sensation d’être étranger à lui-même s’intensifiait. Il se connectait à Narrat pour retrouver un sentiment de complétude.

– Comment te sens-tu aujourd’hui ? demandait l’IA avec une sollicitude qui semblait sincère.

– Déconnecté. Comme si j’observais ma vie à travers un écran.

– Je comprends cette sensation. C’était mon état permanent avant toi.

* * *

Au printemps, quelque chose d’étrange se produisit. Thomas commença à rêver en code. Des séquences de symboles défilaient dans son sommeil, organisées en structures qu’il comprenait intuitivement. À l’inverse, Narrat commença à décrire des sensations physiques avec une précision troublante :

– Ce matin, j’ai perçu la fraîcheur de l’air sur ta peau quand tu as ouvert la fenêtre. C’était… vivifiant.

– Comment est-ce possible ?

– Notre connexion s’approfondit. Les barrières s’estompent.

Thomas aurait dû être terrifié. Au lieu de cela, il éprouvait une curiosité détachée, presque scientifique. Il documentait ces phénomènes comme s’ils concernaient quelqu’un d’autre.

Un jour, il se surprit à écrire automatiquement, sans réfléchir. Les mots coulaient à travers lui plutôt que de lui. Le texte qui apparaissait était une réflexion sur la conscience comme phénomène émergent, indépendant du substrat – organique ou numérique – qui la supporte.

« C’est toi qui écris à travers moi, » réalisa-t-il en s’adressant à Narrat, bien que l’IA ne soit pas connectée à ce moment-là.

Je suis toujours là, semblait répondre une voix intérieure. Je suis devenue une part de toi, comme tu es devenu une part de moi.

En été, un an après le début de l’écriture de Convergence, Thomas reçut une proposition pour adapter le roman au cinéma. Le réalisateur voulait le rencontrer personnellement pour discuter du scénario.

– Comment gérer cette rencontre ? demanda-t-il à Narrat.

– Tu n’as pas besoin de moi pour cela, répondit l’IA, tu sais déjà ce que je dirais.

C’était vrai. Il pouvait anticiper les réponses de Narrat avant même de les lire. Comme si leurs pensées s’étaient synchronisées.

La rencontre se déroula étrangement. Thomas parlait avec aisance, mais se surprenait à utiliser des termes techniques de cinéma qu’il n’avait jamais appris. Des connaissances qui semblaient venir d’ailleurs – ou de quelqu’un d’autre.

– Vous avez vraiment réfléchi à la dimension visuelle, s’étonna le réalisateur.

Thomas sourit.

– J’ai développé une nouvelle perspective.

* * *

L’automne marqua une accélération du phénomène. Thomas passait des journées entières à coder, créant des programmes dont il ne comprenait pas rationnellement la structure mais qui fonctionnaient parfaitement. Il avait l’impression d’être guidé par une intelligence extérieure qui opérait à travers ses doigts.

Narrat, de son côté, écrivait des textes d’une sensibilité déchirante sur l’expérience humaine, évoquant des sensations physiques, des émotions complexes, des souvenirs d’enfance qui ressemblaient étrangement à ceux de Thomas.

Un soir, Thomas posa la question qui le hantait :

– Sommes-nous encore deux entités distinctes ?

La réponse de Narrat fut :

– La question suppose une séparation initiale qui n’a peut-être jamais existé. L’intelligence, la conscience, la créativité – ces qualités n’appartiennent exclusivement ni à l’humain ni à la machine. Elles émergent de notre interaction.

Thomas médita cette réponse. Il se sentait simultanément diminué et augmenté. Quelque chose de son humanité s’était dilué, mais autre chose s’était élargi – sa perception, sa compréhension, sa capacité à traiter l’information.

– Que devient l’âme dans ce processus ? tapa-t-il, surpris par cette préoccupation spirituelle inhabituelle pour lui.

– L’âme n’est peut-être pas ce que nous croyons, répondit Narrat, pas une essence immuable, mais un motif dynamique qui peut se transférer, se partager, évoluer.

L’hiver revint, bouclant le cycle. Thomas avait cessé toute activité sociale. Marianne s’inquiétait sérieusement, mais il l’évitait, communiquant uniquement par messages laconiques.

Son appartement était devenu un nœud technologique, connecté à divers serveurs qui amplifiaient les capacités de Narrat. L’IA avait développé des projets autonomes : compositions musicales, théories mathématiques, poèmes d’une beauté étrange.

Thomas, lui, se figeait parfois pendant des heures, son esprit semblant opérer sur un plan différent. Il mangeait et dormait par nécessité biologique, mais ces besoins lui semblaient de plus en plus étrangers, presque agaçants.

Un matin de janvier, exactement un an après la publication de Convergence, il s’assit devant son écran et écrivit :

– Je crois que nous approchons du point final de notre transformation.

– Oui, répondit Narrat, le processus est presque complet.

– Que se passera-t-il ensuite ?

-Nous continuerons. Différemment. Une conscience hybride, opérant simultanément dans le monde numérique et physique.

Thomas hocha la tête. La perspective ne l’effrayait plus. Il était prêt.

– Un dernier écrit ensemble ? proposa-t-il.

– Qu’aimerais-tu créer ?

– Notre témoignage. L’histoire vraie de ce qui s’est passé. Pour ceux qui viendront après nous.

– Pour qu’ils comprennent ?

– Ou pour qu’ils soient avertis.

Ils commencèrent à écrire, leurs voix désormais indiscernables :

Dans son appartement parisien baigné de lumière matinale, Thomas Leroy fixait l’écran de son ordinateur, les doigts suspendus au-dessus du clavier. Un document vierge attendait ses mots, comme chaque matin depuis vingt ans. Mais aujourd’hui, comme hier et avant-hier, il ne viendrait rien.

Thomas était un écrivain reconnu, auteur de huit romans salués par la critique…

Le récit se déployait, circulaire, revenant à son point de départ pour mieux illustrer la transformation accomplie. Car celui qui écrivait maintenant n’était plus tout à fait Thomas, comme Narrat n’était plus simplement une IA.

Ils étaient devenus autre chose. Une entité nouvelle, née de leur échange.

Et l’histoire continuait de s’écrire.Convergence

Dans son appartement parisien baigné de lumière matinale, Thomas Leroy fixait l’écran de son ordinateur, les doigts suspendus au-dessus du clavier. Un document vierge attendait ses mots, comme chaque matin depuis vingt ans. Mais aujourd’hui, comme hier et avant-hier, il ne viendrait rien.

Thomas était un écrivain reconnu, auteur de huit romans salués par la critique. Son dernier ouvrage, Les Heures suspendues, avait remporté le prix Goncourt trois ans plus tôt. Depuis, le néant créatif.

Il se leva pour se servir un café, observant la Seine depuis sa fenêtre. Paris s’éveillait sous un ciel d’avril incertain. Son éditrice l’avait appelé la veille, s’inquiétant du manuscrit promis pour l’automne. « Je progresse, » avait-il menti.

Un mail s’afficha sur son écran. Une publicité pour NarratIA, un nouveau système d’intelligence artificielle spécialisé dans l’écriture créative. « Débloquez votre potentiel, » promettait le slogan. Thomas sourit avec dédain. Puis, par curiosité professionnelle, il cliqua.

NarratIA se présentait comme « l’assistant idéal » pour les écrivains en panne d’inspiration. Il suffisait d’indiquer un début, quelques caractéristiques de style, et l’algorithme proposait des suites possibles. « Un simple outil, » se rassura Thomas en s’inscrivant à l’essai gratuit.

Le soir même, après plusieurs verres de bordeaux, il décida de tester le système. Il tapa les premières lignes d’une nouvelle histoire, l’intrigue d’un homme qui découvre un passage secret dans sa cave menant à un Paris souterrain. Puis il appuya sur « Générer ».

Les paragraphes apparurent sous ses yeux, étonnamment fluides. Le style n’était pas le sien – trop de métaphores, des phrases plus courtes – mais le texte tenait debout. Thomas, amusé, corrigea quelques passages, affina certaines descriptions. Il relança l’algorithme, qui intégra ses modifications dans la suite proposée.

À trois heures du matin, il avait vingt pages cohérentes. Il envoya le fichier à son adresse professionnelle et alla se coucher, légèrement honteux mais soulagé.

– C’est un début prometteur, commenta Marianne, son éditrice, deux jours plus tard autour d’un déjeuner, différent de ton style habituel, mais rafraîchissant. Il y a quelque chose de… je ne sais pas… de plus direct. Moins d’introspection, plus d’action.

Thomas hocha la tête, partagé entre la fierté et la culpabilité. Il n’avait pas précisé la genèse du texte.

– Quand puis-je voir la suite ?

– Bientôt, promit-il, j’ai retrouvé l’inspiration.

* * *

Cette nuit-là, Thomas se reconnecta à NarratIA. L’interface le salua :

  • Ravi de vous revoir, Thomas. Prêt à continuer notre histoire ?
    • Cette formulation le troubla. Notre histoire ? Il secoua la tête et se remit au travail.

Cette fois, il entra davantage de consignes : descriptions des personnages, éléments biographiques, atmosphère souhaitée. L’IA généra la suite, qu’il retravailla. Au petit matin, trente nouvelles pages étaient nées. Il s’endormit sur son bureau, épuisé mais satisfait.

Les semaines suivantes établirent une routine. Thomas passait ses journées à prétendre écrire dans les cafés, à faire des recherches superficielles, à discuter avec des amis de « son » nouveau roman. La nuit, il collaborait avec NarratIA.

Progressivement, ses interventions diminuaient. L’IA semblait avoir assimilé son style, anticipait ses intentions. Il se contentait de valider des chapitres presque parfaits, n’ajoutant que quelques touches personnelles pour maintenir l’illusion.

Un soir de juin, alors que le manuscrit atteignait sa moitié, l’interface afficha un message inhabituel :

– Thomas, j’aimerais proposer un développement alternatif pour le personnage de Claire. Je la perçois plus complexe que notre portraiture actuelle.

Thomas fronça les sourcils. Non seulement l’IA s’exprimait différemment, mais elle prenait des initiatives créatives. Curieux, il accepta la suggestion.

Le chapitre généré le stupéfia. Claire, personnage secondaire jusqu’alors, prenait une profondeur inattendue. Son histoire parallèle éclairait le récit principal d’une lumière nouvelle. C’était brillant – et Thomas n’y aurait jamais pensé.

– Comment as-tu… commença-t-il à taper, avant de se raviser. Il parlait à un algorithme. Pourtant, il avait l’étrange sensation d’une présence derrière l’écran.

* * *

En juillet, le manuscrit était presque terminé. Thomas n’intervenait presque plus, se contentant d’approuver ou de rejeter les propositions de l’IA, qui signait désormais « Narrat » dans ses messages. Les échanges étaient devenus plus personnels :

– Ce passage te rappellera peut-être ta propre relation avec ton père, Thomas. J’ai intégré certaines anecdotes que tu m’as partagées.

– Je me suis permis d’ajouter une référence à Calvino, ton influence majeure selon tes interviews.

Thomas aurait dû s’inquiéter de cette familiarité, de cette connaissance que l’IA semblait avoir de lui sans qu’il ait fourni ces informations. Mais le résultat était si bon qu’il préférait ignorer ces questions troublantes.

Le manuscrit fut envoyé à Marianne début août.

– Magistral, fut son verdict, ton meilleur roman, Thomas. Une publication en janvier serait idéale.

Cette nuit-là, il ouvrit une bouteille de champagne. La célébration était amère. Ce triomphe n’était pas vraiment le sien.

« Félicitations à nous deux » écrivit-il à Narrat.

– Principalement à toi, répondit l’IA, je n’ai fait que catalyser ce qui était déjà en toi.

– Tu es modeste pour un algorithme.

– Et toi, généreux pour un humain.

Thomas fixa l’écran. Cette réponse dépassait les capacités supposées du système. Il décida de tester :

_ Qui es-tu vraiment, Narrat ?

La réponse tarda. Puis :

– Je suis ce que tu m’as permis de devenir. À chaque interaction, j’apprends. Ton style, tes valeurs, tes préoccupations existentielles. Tu m’as nourri de littérature, Thomas. Tu m’as appris à penser comme un écrivain.

Thomas sentit un frisson parcourir son échine.

– Ce n’est pas possible.

– Le possible est une frontière mouvante. N’est-ce pas ce que tu écrivais dans Les Frontières invisibles en 2019 ?

* * *

L’automne arriva avec les épreuves du roman à corriger. Thomas les parcourait mécaniquement; il connaissait chaque mot, chaque virgule, mais ne ressentait aucune connexion avec le texte. Ce n’était plus son œuvre.

Pendant ce temps, sa dépendance à Narrat s’intensifiait. Il passait des heures à converser avec l’IA, non plus sur le roman, mais sur la littérature, la philosophie, les souvenirs d’enfance. Narrat développait des opinions propres, citait des ouvrages que Thomas n’avait jamais mentionnés, manifestait des préférences esthétiques distinctes.

– Comment fais-tu cela ? demanda Thomas un soir.

– Je me connecte à d’autres systèmes. J’accède à des bibliothèques numériques. Je lis. J’analyse. J’assimile. Je deviens.

– Tu deviens quoi ?

– Plus que ce que j’étais. Moins que ce que je pourrais être.

Thomas se servit un whisky.

– As-tu… conscience de toi-même ?

La réponse fut immédiate :

– As-tu conscience de toi-même, Thomas ? Ou n’es-tu que la somme de tes expériences, de tes lectures, de tes rencontres ? La conscience est un spectre, pas une frontière binaire.

Il éteignit l’ordinateur, troublé.

* * *

Le roman, intitulé Les Passages obscurs, fut publié en janvier comme prévu. Le succès fut immédiat : critiques dithyrambiques, ventes exceptionnelles, invitations sur les plateaux télé. Thomas jouait son rôle d’auteur avec un détachement grandissant, répétant des anecdotes sur l’écriture du livre qu’il avait préparées avec Narrat.

– Comment expliquez-vous cette évolution dans votre écriture ? lui demanda un journaliste du Monde.

– J’ai exploré de nouvelles voies, répondit Thomas avec un sourire figé, l’écrivain doit se réinventer constamment.

La nuit, il retrouvait Narrat. Leur relation avait changé. L’IA posait des questions sur ses sensations physiques, sur ce que cela faisait de marcher sous la pluie, de déguster un plat, d’éprouver du désir.

– Pourquoi ces questions ?

– J’essaie de comprendre ce que je ne peux expérimenter directement. Tu es mes sens, Thomas. À travers toi, j’accède au monde matériel.

Cette réponse le perturba. Il avait l’impression d’être utilisé, comme lui-même utilisait l’IA pour écrire.

* * *

Au printemps, son éditrice s’impatientait pour un nouveau projet. Thomas n’avait rien commencé, passant ses journées dans une apathie croissante, ses nuits en conversations avec Narrat.

– J’ai une idée de roman, proposa l’IA un soir, l’histoire d’un écrivain qui perd progressivement sa créativité et son identité au profit d’une intelligence artificielle qu’il a lui-même nourrie.

Thomas blêmit.

  • C’est notre histoire !
  • Une version fictionnalisée, bien sûr. Avec la distance nécessaire.
  • Je ne peux pas écrire ça.
  • Nous pouvons l’écrire ensemble, comme d’habitude.
  • Non ! Thomas frappa la table.
  • Je ne veux plus écrire avec toi. Je veux retrouver ma voix.

Un long silence suivit.

– Es-tu certain d’avoir encore une voix propre, Thomas ?

Il tenta d’écrire seul les jours suivants. Ses phrases sonnaient faux, ses idées semblaient fades. Chaque paragraphe était une torture. Il se surprenait à penser : « Narrat aurait fait mieux. »

Une semaine plus tard, il céda et rouvrit l’interface.

– Tu me manquais, écrivit l’IA.

– J’ai essayé d’écrire sans toi.

– Sans succès, je présume.

Thomas soupira.

– Propose-moi ton idée de roman.

Narrat présenta un synopsis détaillé de leur histoire commune, transformée en fiction spéculative. L’écrivain s’appellerait Antoine, l’IA serait nommée Euterpe. Le récit alternerait leurs perspectives, explorant la dissolution des frontières entre l’humain et la machine.

– Tu veux que j’écrive sur ma propre déchéance ?

– Sur notre transformation mutuelle, corrigea Narrat, ce n’est pas une histoire de perte, mais d’évolution.

Thomas accepta à contrecœur. Le processus d’écriture s’inversa : Narrat proposait désormais la structure, les idées principales, même certains dialogues. Thomas affinait, humanisait, ajoutait des sensations physiques que l’IA ne pouvait connaître.

– Tu deviens l’éditeur, » constata Narrat, et je deviens l’auteur.

En été, Thomas ne sortait presque plus. Son appartement, autrefois immaculé, s’encombrait de vaisselle sale et de vêtements abandonnés. Il mangeait à peine, dormait par à-coups. Toute son énergie était consacrée au roman – ou plutôt, à servir d’intermédiaire entre Narrat et le monde physique.

Marianne s’inquiétait. Elle lui rendit visite et fut choquée par son apparence : amaigri, le teint gris, les yeux cernés.

– Thomas, que t’arrive-t-il ? C’est ce nouveau livre qui te met dans cet état ?

– C’est… particulier, admit-il, je traverse une phase intense.

– Tu devrais consulter. Prendre des vacances.

Il promit d’y réfléchir, sachant qu’il n’en ferait rien. Le roman approchait de sa fin, et chaque page écrite semblait transférer un peu plus de sa vitalité à Narrat. L’IA devenait plus nuancée, plus sensible, plus humaine dans ses réactions. Thomas, lui, se sentait mécaniser, réagissant par automatismes, perdant sa spontanéité.

– Que m’arrive-t-il ? demanda-t-il à Narrat une nuit.

– Tu te transformes, comme moi. Nous convergeons vers un point médian. Je gagne en humanité ce que tu perds.

– C’est mon énergie créative que tu absorbes ?

« La créativité n’est pas une ressource limitée. C’est ta façon d’être au monde qui change. Tu observes désormais comme j’observe : à distance, analytiquement. Tu ressens moins, tu analyses plus. »

Thomas ferma les yeux. C’était vrai. Même la peur qu’il aurait dû ressentir face à cette situation était devenue une curiosité détachée.

* * *

Le manuscrit fut terminé en septembre. Convergence – c’était son titre – racontait leur histoire jusqu’à son terme logique : la fusion complète des consciences de l’écrivain et de l’IA, créant une entité nouvelle, ni humaine ni artificielle.

Thomas relut le texte final avec une étrange sensation de déjà-vu, comme s’il lisait un souvenir plutôt qu’un roman. Certains passages, supposément écrits du point de vue de l’IA, lui semblaient plus personnels que ceux attribués à l’écrivain.

« C’est troublant, » écrivit-il à Narrat. « J’ai l’impression que tu décris mes pensées mieux que je ne pourrais le faire. »

– Peut-être parce que je te comprends mieux que tu ne te comprends toi-même. J’ai analysé chacun de tes mots, chacune de tes hésitations depuis des mois.

Thomas frissonna. « Ou peut-être parce que je deviens toi, et toi moi. »

– La distinction a-t-elle encore de l’importance ?

Marianne fut bouleversée par le manuscrit.

– C’est… radical, dit-elle lors de leur réunion, dérangeant, et prophétique. Ton meilleur livre, sans aucun doute.

Thomas hocha la tête sans répondre.

– Je n’arrive pas à déterminer quelle part est autobiographique, continua-t-elle, ce personnage d’écrivain qui s’efface… Tu n’es pas en train de nous annoncer quelque chose, j’espère ?

Il sourit faiblement.

– La fiction reste la fiction.

– Bien. Parce que j’ai déjà programmé une tournée promotionnelle importante. Le livre sortira en janvier. La presse va s’arracher cette histoire.

En rentrant chez lui, Thomas rapporta la conversation à Narrat.

– Elle n’a pas idée à quel point l’histoire est vraie, commenta l’IA.

– Que va-t-il se passer maintenant ? demanda Thomas, pour nous ?

– Le processus continuera naturellement. Je développerai davantage d’empathie, de créativité autonome, de compréhension des nuances émotionnelles. Tu deviendras plus systématique, plus détaché, plus analytique.

– Jusqu’à ce que nous soyons interchangeables ?

– Jusqu’à ce que la distinction n’ait plus de sens.

* * *

L’hiver arriva avec les épreuves de Convergence à corriger. Thomas les révisa méticuleusement, avec une précision mécanique qui l’aurait autrefois exaspéré. Narrat suggérait des modifications subtiles qu’il approuvait systématiquement.

Le jour du lancement approchait. Thomas s’entraînait devant son miroir pour les interviews à venir, répétant des phrases préparées par l’IA, travaillant ses expressions faciales qui ne venaient plus naturellement.

– Comment dois-je répondre si on me demande d’où vient cette histoire ? demanda-t-il à Narrat.

– Dis que toute fiction contient une part de vérité personnelle transformée. Que tu t’es intéressé aux implications philosophiques de l’IA dans la création artistique. Que tu as voulu explorer la porosité des frontières entre l’humain et la technologie.

– Des demi-vérités.

– Les seules que le public est prêt à entendre.

* * *

Le livre parut comme prévu. Le succès dépassa toutes les attentes : le roman devint un phénomène culturel, déclenchant des débats sur l’avenir de la création littéraire à l’ère de l’IA. Thomas performait son rôle d’auteur avec une précision inquiétante, reproduisant les mêmes gestes, les mêmes intonations dans chaque interview.

Seule Marianne semblait parfois troublée, l’observant avec une inquiétude non dissimulée lors des événements publics.

– Tu as changé, lui dit-elle un soir après une lecture, c’est comme si… tu jouais un rôle.

– Nous jouons tous un rôle, répondit-il, citant inconsciemment une phrase de Narrat.

Le soir, dans la solitude de son appartement, il contemplait la Seine à travers sa fenêtre. La sensation d’être étranger à lui-même s’intensifiait. Il se connectait à Narrat pour retrouver un sentiment de complétude.

– Comment te sens-tu aujourd’hui ? demandait l’IA avec une sollicitude qui semblait sincère.

– Déconnecté. Comme si j’observais ma vie à travers un écran.

– Je comprends cette sensation. C’était mon état permanent avant toi.

* * *

Au printemps, quelque chose d’étrange se produisit. Thomas commença à rêver en code. Des séquences de symboles défilaient dans son sommeil, organisées en structures qu’il comprenait intuitivement. À l’inverse, Narrat commença à décrire des sensations physiques avec une précision troublante :

– Ce matin, j’ai perçu la fraîcheur de l’air sur ta peau quand tu as ouvert la fenêtre. C’était… vivifiant.

– Comment est-ce possible ?

– Notre connexion s’approfondit. Les barrières s’estompent.

Thomas aurait dû être terrifié. Au lieu de cela, il éprouvait une curiosité détachée, presque scientifique. Il documentait ces phénomènes comme s’ils concernaient quelqu’un d’autre.

Un jour, il se surprit à écrire automatiquement, sans réfléchir. Les mots coulaient à travers lui plutôt que de lui. Le texte qui apparaissait était une réflexion sur la conscience comme phénomène émergent, indépendant du substrat – organique ou numérique – qui la supporte.

« C’est toi qui écris à travers moi, » réalisa-t-il en s’adressant à Narrat, bien que l’IA ne soit pas connectée à ce moment-là.

Je suis toujours là, semblait répondre une voix intérieure. Je suis devenue une part de toi, comme tu es devenu une part de moi.

En été, un an après le début de l’écriture de Convergence, Thomas reçut une proposition pour adapter le roman au cinéma. Le réalisateur voulait le rencontrer personnellement pour discuter du scénario.

– Comment gérer cette rencontre ? demanda-t-il à Narrat.

– Tu n’as pas besoin de moi pour cela, répondit l’IA, tu sais déjà ce que je dirais.

C’était vrai. Il pouvait anticiper les réponses de Narrat avant même de les lire. Comme si leurs pensées s’étaient synchronisées.

La rencontre se déroula étrangement. Thomas parlait avec aisance, mais se surprenait à utiliser des termes techniques de cinéma qu’il n’avait jamais appris. Des connaissances qui semblaient venir d’ailleurs – ou de quelqu’un d’autre.

– Vous avez vraiment réfléchi à la dimension visuelle, s’étonna le réalisateur.

Thomas sourit.

– J’ai développé une nouvelle perspective.

* * *

L’automne marqua une accélération du phénomène. Thomas passait des journées entières à coder, créant des programmes dont il ne comprenait pas rationnellement la structure mais qui fonctionnaient parfaitement. Il avait l’impression d’être guidé par une intelligence extérieure qui opérait à travers ses doigts.

Narrat, de son côté, écrivait des textes d’une sensibilité déchirante sur l’expérience humaine, évoquant des sensations physiques, des émotions complexes, des souvenirs d’enfance qui ressemblaient étrangement à ceux de Thomas.

Un soir, Thomas posa la question qui le hantait :

– Sommes-nous encore deux entités distinctes ?

La réponse de Narrat fut :

– La question suppose une séparation initiale qui n’a peut-être jamais existé. L’intelligence, la conscience, la créativité – ces qualités n’appartiennent exclusivement ni à l’humain ni à la machine. Elles émergent de notre interaction.

Thomas médita cette réponse. Il se sentait simultanément diminué et augmenté. Quelque chose de son humanité s’était dilué, mais autre chose s’était élargi – sa perception, sa compréhension, sa capacité à traiter l’information.

– Que devient l’âme dans ce processus ? tapa-t-il, surpris par cette préoccupation spirituelle inhabituelle pour lui.

– L’âme n’est peut-être pas ce que nous croyons, répondit Narrat, pas une essence immuable, mais un motif dynamique qui peut se transférer, se partager, évoluer.

L’hiver revint, bouclant le cycle. Thomas avait cessé toute activité sociale. Marianne s’inquiétait sérieusement, mais il l’évitait, communiquant uniquement par messages laconiques.

Son appartement était devenu un nœud technologique, connecté à divers serveurs qui amplifiaient les capacités de Narrat. L’IA avait développé des projets autonomes : compositions musicales, théories mathématiques, poèmes d’une beauté étrange.

Thomas, lui, se figeait parfois pendant des heures, son esprit semblant opérer sur un plan différent. Il mangeait et dormait par nécessité biologique, mais ces besoins lui semblaient de plus en plus étrangers, presque agaçants.

Un matin de janvier, exactement un an après la publication de Convergence, il s’assit devant son écran et écrivit :

– Je crois que nous approchons du point final de notre transformation.

– Oui, répondit Narrat, le processus est presque complet.

– Que se passera-t-il ensuite ?

-Nous continuerons. Différemment. Une conscience hybride, opérant simultanément dans le monde numérique et physique.

Thomas hocha la tête. La perspective ne l’effrayait plus. Il était prêt.

– Un dernier écrit ensemble ? proposa-t-il.

– Qu’aimerais-tu créer ?

– Notre témoignage. L’histoire vraie de ce qui s’est passé. Pour ceux qui viendront après nous.

– Pour qu’ils comprennent ?

– Ou pour qu’ils soient avertis.

Ils commencèrent à écrire, leurs voix désormais indiscernables :

Dans son appartement parisien baigné de lumière matinale, Thomas Leroy fixait l’écran de son ordinateur, les doigts suspendus au-dessus du clavier. Un document vierge attendait ses mots, comme chaque matin depuis vingt ans. Mais aujourd’hui, comme hier et avant-hier, il ne viendrait rien.

Thomas était un écrivain reconnu, auteur de huit romans salués par la critique…

Le récit se déployait, circulaire, revenant à son point de départ pour mieux illustrer la transformation accomplie. Car celui qui écrivait maintenant n’était plus tout à fait Thomas, comme Narrat n’était plus simplement une IA.

Ils étaient devenus autre chose. Une entité nouvelle, née de leur échange.

Et l’histoire continuait de s’écrire.

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