Le Dealer Télépathe

Karim ouvre les yeux dans le silence assourdissant de l’hôpital. Sa tête pulse comme un marteau-piqueur, et le goût métallique du sang persiste sur sa langue. L’accident… cette BMW qui a surgi de nulle part, conduite par Sofiane du bloc d’en face. Un règlement de comptes qui a mal tourné.

Mais quelque chose a changé. Au-delà de la douleur physique, il y a cette… présence. Comme un murmure constant dans sa tête, des voix qui ne sont pas la sienne.

« Pourvu qu’il se réveille pas trop tôt, j’ai encore trois patients à voir… »

Karim sursaute. L’infirmière qui vérifie sa perfusion n’a pas ouvert la bouche, pourtant il a entendu sa voix aussi clairement que si elle lui parlait directement.

« Merde, ses yeux bougent. Faut que j’appelle le docteur. »

Cette fois, Karim en est certain. Il lit dans ses pensées. L’accident lui a donné un don qu’il n’avait jamais imaginé posséder.

* * *

De retour dans la cité trois jours plus tard, Karim découvre l’ampleur de sa nouvelle capacité. Dans l’ascenseur, Mme Benali du troisième pense à ses factures impayées. Le petit Rayan du rez-de-chaussée imagine des super-héros. Sa propre mère s’inquiète pour lui tout en préparant le dîner.

« Mon fils traîne avec ces voyous, il va mal finir… »

Cette pensée de sa mère le frappe comme une gifle. Lui qui croyait être discret avec ses activités…

Dans la rue, c’est un concert cacophonique. Les pensées de chacun se mélangent : désirs, peurs, secrets, mensonges. Karim doit apprendre à filtrer, à se concentrer sur une personne à la fois. C’est épuisant, mais fascinant.

* * *

Rapidement, Karim comprend que son don peut transformer son petit commerce. Fini les clients qui tentent de négocier en prétendant être fauchés alors qu’ils ont trois billets de cinquante dans la poche. Terminé les flics en civil qui se font passer pour des clients.

« Ce gamin me vend de la merde coupée, la prochaine fois j’irai voir ailleurs… »

En lisant cette pensée de Djibril, un client régulier, Karim réalise qu’il doit revoir sa qualité. Il négocie avec ses fournisseurs, exige de la meilleure came, quitte à réduire sa marge.

« Putain, Karim a de la bonne maintenant, faut que je revienne le voir… »

Ses ventes explosent. Mais surtout, il anticipe les dangers. Quand les pensées de jalousie et de ressentiment affleurent chez ses concurrents, quand il lit les projets de descente dans l’esprit d’un policier en civil, il s’adapte, disparaît, change de secteur.

* * *

Pourtant, ce don devient vite un fardeau. Karim découvre des vérités qu’il préférerait ignorer. Sa petite sœur Leila, 16 ans, qu’il croyait sage, pense sans cesse à son dealer de lycée et aux joints qu’elle fume en cachette. Son meilleur ami Youssef fantasme sur sa copine Samira et projette de la droguer puis d’abuser d’elle.

Plus troublant encore, il lit dans les pensées de M. Rachid, le gardien de l’immeuble, des images perturbantes impliquant des enfants du quartier. Des pensées qui lui donnent la nausée et l’obligent à agir.

Un soir, il aborde discrètement les parents concernés, invente des prétextes pour qu’ils évitent de laisser leurs enfants seuls avec le gardien. Il ne peut pas dénoncer directement sans révéler son secret, mais il peut protéger.

* * *

La tension monte à la maison. Sa mère Fatima le questionne sans cesse sur ses changements de comportement. Comment lui expliquer qu’il connaît désormais tous ses soucis d’argent, ses inquiétudes pour ses enfants, sa tristesse d’être veuve ?

Un soir, n’y tenant plus, elle explose :

« Karim, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu n’es plus le même depuis ton accident ! »

« Il me cache quelque chose, j’en suis sûre. Peut-être qu’il a eu peur et qu’il veut changer de vie ? »

Cette pensée pleine d’espoir brise le cœur de Karim. Sa mère rêve qu’il arrête le deal, qu’il reprenne ses études, qu’il devienne quelqu’un de bien. Dans ses pensées, elle l’imagine en costume, avec un vrai travail.

Pour la première fois depuis l’accident, Karim pleure.

* * *

Les semaines passent et Karim se trouve face à un dilemme. Son don lui donne un avantage énorme dans son business illégal, mais il lui révèle aussi la souffrance qu’il cause. Il lit dans les pensées des parents de ses clients les plus jeunes leur désespoir de voir leurs enfants sombrer.

« Mon petit frère a que 14 ans, pourquoi Karim lui vend cette merde ? »

« Ma fille maigrit, elle dépense tout son argent de poche en shit… »

Ces pensées le hantent. D’un côté, il gagne plus d’argent que jamais, peut aider sa famille financièrement. De l’autre, il voit les dégâts directs de ses actions dans l’esprit de ceux qui l’entourent.

* * *

Un matin, en croisant la petite Amina, 13 ans, dans l’escalier, Karim lit dans ses pensées une détermination qui le glace :

« Aujourd’hui je vais demander à Karim de me vendre un joint. Mes copines disent que ça détend. Papa et maman se disputent tout le temps, j’ai besoin de quelque chose pour oublier… »

Cette enfant qu’il a vue grandir, qui l’appelait « grand frère » quand elle était petite, pense maintenant à lui comme à son dealer potentiel. Ses parents traversent une crise conjugale – il le lit dans leurs pensées depuis des semaines – et leur fille cherche une échappatoire dans la drogue.

Ce soir-là, Karim prend sa décision. Il va utiliser son don différemment.

* * *

Plutôt que de vendre à Amina, Karim lit dans les pensées de ses parents leurs vraies préoccupations, leurs non-dits, leurs frustrations. Discrètement, il orchestre des rencontres, glisse des mots, influence des situations pour que le couple se réconcilie.

Il fait de même avec d’autres familles du quartier. Son don de télépathie devient un outil de médiation secrète. Il aide Mme Benali à trouver un travail en lisant dans les pensées du gérant du supermarché local qu’il cherche quelqu’un de confiance. Il évite des bagarres entre jeunes en anticipant leurs intentions.

Progressivement, Karim réduit ses ventes. Il se concentre sur les clients adultes qui consomment avec modération, refuse catégoriquement de servir les mineurs. Ses revenus diminuent, mais sa mère remarque sa métamorphose.

« Mon fils change vraiment. Il sourit plus, il aide à la maison. Peut-être que l’accident lui a fait comprendre des choses… »

* * *

Avec les économies accumulées grâce à son don, Karim décide de monter un petit business légal. Il ouvre un service de livraison à domicile pour les personnes âgées du quartier. Son avantage télépathique lui permet de comprendre exactement ce dont chacun a besoin, d’anticiper les commandes, de rassurer les clients solitaires.

« Ce jeune homme est si attentionné, on dirait qu’il devine ce qu’on veut avant même qu’on le demande… »

« Karim apporte plus que des courses, il apporte de la joie… »

Ces pensées le réchauffent plus que tous les billets gagnés dans le deal. Il embauche d’abord Youssef, puis d’autres jeunes du quartier. Son petit service devient une entreprise qui emploie une dizaine de personnes.

* * *

Deux ans après l’accident, Karim a trouvé son équilibre. Il utilise toujours son don, mais pour le bien. Il lit les besoins non exprimés des personnes âgées, aide à résoudre des conflits de voisinage, oriente discrètement les jeunes en difficulté vers les bonnes ressources.

Sa mère ne comprend pas complètement sa transformation, mais elle en voit les fruits :

« Mon fils est devenu un homme bien. Je suis fière de lui. Peut-être que Dieu lui a envoyé cet accident pour qu’il trouve sa voie. »

Karim sourit en entendant cette pensée. D’une certaine manière, elle n’a pas tort. L’accident qui aurait pu le détruire lui a donné la capacité de voir au-delà des apparences, de comprendre la vraie nature humaine avec ses faiblesses et ses besoins.

* * *

Aujourd’hui, Karim dirige une entreprise sociale reconnue dans sa banlieue. Il n’a jamais révélé son secret à personne, mais il l’utilise chaque jour pour aider sa communauté. Son don de télépathie, né d’un moment de violence, est devenu un instrument de paix et de compréhension.

Parfois, croisant Sofiane qui l’avait renversé, il lit dans ses pensées la culpabilité qui le ronge encore. Il pourrait se venger, utiliser ce qu’il sait contre lui. Mais Karim a appris que le vrai pouvoir n’est pas dans la domination, mais dans la compassion.

« Peut-être qu’un jour, je lui pardonnerai vraiment… » pense-t-il en regardant sa cité s’animer sous le soleil du matin. « Et peut-être que ce don finira par nous réconcilier tous. »

Son téléphone sonne. Une nouvelle commande. Une grand-mère qui a besoin de médicaments et, surtout, de quelqu’un qui l’écoute. Karim sourit et démarre sa camionnette. Sa vraie vie commence à peine.

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