Maudit Bic

La lampe de bureau projetait un halo blafard sur la page désespérément vide. Charles Moreau passa une main tremblante dans ses cheveux en bataille, puis jeta un coup d’œil à son téléphone. Trois appels manqués de son éditeur. Trois messages vocaux qu’il n’avait pas le courage d’écouter. Six mois qu’il promettait un manuscrit. Six mois de délais repoussés, d’excuses inventées et de nuits blanches devant la page blanche.

« Aujourd’hui, c’est différent, » murmura-t-il en serrant son stylo entre ses doigts moites. « Aujourd’hui, j’écris. »

Dehors, Marseille s’enfonçait dans une nuit d’octobre venteuse. Les rafales bousculaient les velux de son appartement sous les combles comme pour narguer son silence intérieur. Charles posa la pointe du stylo sur le papier.

Le Bic résista.

Il appuya plus fort, sentant une étrange tension sous ses doigts, comme si le stylo se raidissait contre sa volonté. L’encre ne coulait pas.

« Foutue camelote, » grogna-t-il en secouant vigoureusement l’instrument. « Et dire que j’ai failli prendre un Pilot G2. Mais non, il fallait que je fasse des économies… »

Quand il réessaya, le stylo glissa brusquement sur la page, entaillant le papier et déviant vers son index. La pointe s’enfonça dans sa chair.

« Merde! » Charles lâcha le stylo qui tomba sur le parquet avec un bruit sec. « Si même les stylos à dix centimes se rebellent, on n’est pas sortis de l’auberge! »

Une goutte de sang perla sur son doigt. Une douleur disproportionnée irradiait de la petite blessure, comme si du poison s’infiltrait dans ses veines. Il suça son doigt et fusilla le stylo du regard. Un banal Bic bleu, à la capsule mâchonnée, gisant innocemment sur le sol.

Charles ouvrit un tiroir et en sortit un autre stylo, puis un autre encore quand le deuxième se brisa entre ses doigts. Le troisième laissa une traînée d’encre bleue sur sa paume avant de fuir abondamment, tachant ses notes.

« C’est une conspiration de la papeterie ou quoi? » s’indigna-t-il.

Jurant entre ses dents, il alluma son vieil ordinateur portable.

L’écran s’illumina brièvement avant d’afficher un écran bleu. Une odeur âcre de composants électroniques surchauffés envahit la pièce.

« Non, non, NON! Windows, pas maintenant! Je te jure que si tu me lâches, je passe à Linux! »

Il frappa du poing sur le bureau, renversant sa tasse de café froid. Le liquide sombre se répandit sur ses dernières notes, formant une flaque qui s’écoulait lentement vers le bord.

C’est alors qu’il le remarqua. Le premier stylo, celui qui l’avait blessé, avait roulé jusqu’au pied du bureau. Était-ce son imagination, ou s’était-il rapproché?

Un frisson parcourut son échine. La fatigue, se dit-il. Juste la fatigue et l’angoisse de l’échéance.

Charles s’assoupit sur son bureau, vaincu par l’épuisement. Des rêves agités peuplèrent son sommeil. Une baleine blanche le poursuivait dans des eaux d’encre noire. Il était à la barre d’un navire en papier qui se désagrégeait sous lui. « Écris! » hurlait une voix dans la tempête. « Écris ou coule! »

Un crissement le réveilla en sursaut.

La pièce était plongée dans la pénombre. Seule la lampe de bureau encore allumée créait un îlot de lumière sur le désordre de son plan de travail. Le crissement reprit.

Scritch. Scritch. Scritch.

Charles cligna des yeux, incrédule. Au centre d’une feuille vierge, le Bic bleu se dressait à la verticale, oscillant légèrement tandis que sa pointe grattait le papier. Il traçait des lettres d’une écriture anguleuse qui n’était pas celle de Charles.

Capitaine du néant, ton navire prend l’eau.

Le stylo s’immobilisa, comme attendant une réaction. Charles, paralysé par la terreur, ne pouvait détacher son regard de ces mots impossibles.

« J’ai vraiment besoin de dormir, » balbutia-t-il enfin. « Ou de meilleure vodka. »

Le stylo reprit son mouvement, plus rapide, plus saccadé, comme animé par une colère contenue.

Cinquante ans que j’attends un écrivain digne de ce nom. Cinquante ans que je cherche quelqu’un qui puisse raconter mon histoire. Les autres n’étaient que des imposteurs. Comme toi, peut-être?

D’un geste brusque, Charles tenta de saisir le stylo. Une douleur fulgurante traversa sa main. Le Bic venait de lui transpercer la paume, s’enfonçant comme un harpon dans sa chair.

Il hurla, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Une force invisible maintenait sa main clouée à la table tandis que le stylo s’arrachait tout seul de la blessure et reprenait son écriture frénétique, utilisant le sang de Charles comme encre.

Tu poursuivras ta baleine blanche jusqu’aux confins de l’enfer, comme ton prédécesseur Antoine. Lui aussi croyait pouvoir m’utiliser sans payer le prix.

Charles voulut se lever, fuir cet appartement de cauchemar, mais ses jambes ne lui obéissaient plus. Une paralysie glacée remontait le long de son corps, emprisonnant chaque muscle dans un étau invisible.

« Qui êtes-vous? » articula-t-il péniblement. « Et est-ce que la garantie Bic couvre ce genre d’incident? »

Le stylo frémit, comme indigné par sa tentative d’humour, puis traça lentement:

Corinne Leblanc. Pianiste. Compositrice. Assassinée dans cet appartement en 1972. Antoine a pris mes partitions, mes compositions, ma vie. Il est devenu célèbre avec mon œuvre. Il avait promis de révéler la vérité. Il a menti.

Le stylo se mit à tournoyer sur lui-même, de plus en plus vite, projetant des gouttelettes de sang qui s’écrasaient contre les murs en constellations macabres.

Je suis devenue ce stylo. Je suis devenue sa malédiction. Chaque écrivain qui habite entre ces murs doit faire un choix: écrire mon histoire ou rejoindre mon purgatoire d’encre.

« Tu n’as pas pensé à te manifester dans un stylo-plume Montblanc? » ne put s’empêcher de demander Charles. « Un peu plus de standing, non? »

La douleur dans sa main s’intensifia brusquement. Il sentit quelque chose ramper sous sa peau, comme si l’encre bleue remontait dans ses veines, se frayant un chemin vers son cœur.

« Je plaisante! Je plaisante! » haleta-t-il. « Je vais l’écrire, votre histoire. La vérité. »

Le stylo s’immobilisa.

Ils ont tous dit cela. Antoine, Bernard, Sophie, Marc… Tous ont promis. Tous ont échoué.

« Je suis différent, » protesta Charles, sentant la panique monter en lui alors que l’encre atteignait son coude.

Prouve-le.

Le stylo sauta dans sa main blessée, s’incrustant dans sa plaie. Charles sentit ses doigts se refermer involontairement autour du corps plastique. Sa main commença à bouger toute seule, traçant des mots qui n’étaient pas les siens.

« Au moins, » grommela-t-il entre deux vagues de douleur, « je n’ai plus le syndrome de la page blanche. »

Son esprit s’embruma. Des images étrangères envahirent sa conscience. Une jeune femme aux cheveux bruns penchée sur un piano à queue. Des mains masculines qui l’étranglent par derrière. Des partitions volées dans une serviette en cuir. Un homme qui sourit devant des journalistes, acceptant des éloges pour une œuvre qui n’est pas la sienne.

La nuit s’écoula dans un cauchemar éveillé. Charles écrivait sans relâche, sa main possédée par une force implacable. Le stylo creusait dans le papier, parfois si profondément qu’il déchirait la feuille, obligeant Charles à en prendre une nouvelle. L’encre bleue se mêlait au sang qui suintait continuellement de sa blessure.

« Tu sais, » marmonna-t-il vers l’aube, alors que son esprit oscillait entre lucidité et délire, « avec cette méthode, on ne risque pas le prix Goncourt, mais on pourrait viser le Bram Stoker. »

À l’aube, cinquante pages couvertes d’une écriture tourmentée s’empilaient sur le bureau. L’histoire de Corinne Leblanc, prodige musical dont l’amant jaloux avait volé le talent après l’avoir assassinée. La chronique d’une injustice enfouie sous cinquante ans de silence et de mensonges. Une symphonie macabre, un requiem pour une artiste oubliée.

La dernière page terminée, le stylo s’arracha de la main de Charles, laissant une plaie béante. Il tourbillonna au-dessus du manuscrit avant d’inscrire sur la première page en lettres sanglantes: « MAUDIT BIC ».

« Pas très subtil comme titre, » commenta faiblement Charles. « On dirait une pub ratée. »

Livide et tremblant, il contemplait l’œuvre née de cette nuit infernale. Le stylo revint se poser devant lui.

Maintenant, tu sais. Publie cette histoire et je te libérerai. Cache-la, et rejoins-moi dans l’encre éternelle.

« Je la publierai, » promit Charles d’une voix rauque. « Je révélerai tout. »

Antoine aussi l’a juré. Puis la gloire l’a aveuglé. La peur l’a rendu lâche.

« Je ne suis pas Antoine. »

Non. Tu es peut-être pire.

Le stylo se dressa soudain comme un serpent prêt à frapper. Charles recula, mais trop tard. Le Bic plongea vers son œil droit avec une précision meurtrière.

La douleur fut atroce. Un hurlement déchira sa gorge tandis que le stylo s’enfonçait dans son orbite, injectant son poison bleu directement dans son cerveau.

Tu porteras ma marque. Pour te rappeler ta promesse. Pour te rappeler le prix de la trahison.

Quand la concierge, inquiète de ne pas avoir vu Charles depuis trois jours, força la porte de l’appartement, elle le trouva assis à son bureau, étrangement calme malgré son visage émacié et son œil droit injecté d’un bleu surnaturel, comme si l’iris avait été remplacé par un fragment d’océan.

« Je vais bien, » assura-t-il d’une voix monocorde. « J’ai juste terminé mon roman. »

Sur le bureau, un manuscrit soigneusement empilé. Sur la première page, un titre: « Maudit Bic ». Et dans sa poche, un stylo bleu ordinaire qui ne le quittait plus jamais.

Trois mois plus tard, le roman de Charles Moreau créait la sensation dans les milieux littéraires. Un récit poignant d’une compositrice oubliée des années soixante-dix, assassinée par un amant qui avait volé son œuvre. Des critiques dithyrambiques saluaient son « écriture viscérale » et « l’encre bleue qui semblait couler de chaque page ».

Dans son nouvel appartement luxueux, Charles contemplait Marseille à travers la baie vitrée. Son œil droit, désormais perpétuellement bleu, pulsait douloureusement. Le stylo dans sa poche vibrait contre sa cuisse.

« J’ai tenu ma promesse, » murmura-t-il. « J’ai publié l’histoire. Exactement comme tu l’as écrite. »

Le stylo s’agita plus fort.

Tu as révélé l’histoire. Mais pas la vérité.

Charles frissonna. Il avait changé les noms, les dates, transformé le récit en fiction pour éviter les poursuites. Pour se protéger. Pour protéger son succès.

« J’ai fait ce que je pouvais, » plaida-t-il. « Et puis, qui va croire qu’un stylo à bille est possédé? On n’est pas dans ‘Christine’ de Stephen King! »

Ce n’est pas suffisant.

Le stylo jaillit de sa poche et se planta dans sa main avec une violence inouïe. L’encre bleue fusa dans ses veines, plus rapide cette fois, plus vorace.

« Non! Attends! Je peux encore— »

Mais le stylo ne l’écoutait plus. L’encre atteignit son cœur en quelques secondes. Charles s’effondra sur le parquet, son corps secoué de convulsions tandis que le bleu envahissait sa peau, transformant son sang en encre.

Dans ses derniers instants de conscience, il vit le stylo se redresser tout seul et flotter au-dessus de lui. L’objet commença à vibrer, son plastique bleu se déformant étrangement. Charles, paralysé, observa avec horreur le stylo qui semblait se liquéfier avant de prendre lentement une forme humaine — le contour fantomatique d’une femme élancée aux traits sévères.

« Corinne? » murmura-t-il, alors que sa vision s’obscurcissait.

La silhouette bleue s’agenouilla près de lui, inclinant son visage translucide vers le sien. Ses lèvres d’encre s’étirèrent en un sourire glacial.

« Merci pour ton sacrifice, Charles. Grâce à toi, j’ai enfin assez d’encre pour reprendre forme. L’histoire est bouclée.« 

Elle se pencha davantage, jusqu’à ce que ses lèvres froides effleurent son oreille, et murmura la vérité terrifiante:

« Je ne suis pas Corinne Leblanc. Je suis le stylo. J’ai toujours été le stylo.« 

La forme fantomatique fit une pause, puis ajouta sur un ton presque enjoué:

« Et la prochaine fois, essaie un Papermate. Les Bic me donnent toujours un arrière-goût de plastique.« 

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