- Voila une journée qui commence bien, se dit Albert avec un grand sourire.
Pourtant le temps n’est pas si beau, pour un début juillet ; bien sûr la température est clémente mais le ciel reste voilé. Ce qui rend la journée si belle aux yeux d’Albert, c’est que son fils arrive demain. Il ne l’a pas vu depuis près de deux ans ; depuis qu’il a, un temps, sombré dans l’alcool. Après son licenciement, qui a déclenché le naufrage de son couple, il s’est mis à boire ; et la justice, implacablement, lui a retiré son droit de garde. Mais il s’est repris, et maintenant, sobre depuis plusieurs mois, on lui a accordé cette visite. C’est dire si, pour Albert, la journée va être magnifique !
Il faut que rien ne cloche pendant tout le séjour du petit, et que la maison et le jardin soient parfaitement tenus ; ça ne sera pas facile, parce que, même sobre, il est toujours au chômage…
- Je vais nettoyer les vitres, se dit Albert qui sort pour aller chercher le matériel dans le garage.
A quelques mètres, au bout de la terrasse, un jeune femme est maladroitement étendue dans le transat. On dirait qu’elle s’est allongée comme ça, en vrac, les bras ballants, la tête penchée vers l’avant, les jambes en travers.
- Mais, qu’est ce que…
Dans un élan de panique, il fait demi tour puis, lentement, tourne à nouveau son regard vers la jeune femme. Elle est vêtue simplement mais de façon plutôt sexy, un chemisier fin, une jupe courte rouge et des sandalettes rouges aussi. Non, une sandalette, son pied gauche est nu. Et surtout, elle est absolument immobile.
Albert est pris d’un horrible pressentiment. Comme la plupart des alcooliques c’est un faible, alors il voudrait fuir ; mais il doit faire face, pour son fils qui arrive demain. Lentement il s’approche de la femme. En tremblant il tend deux doigts vers la veine jugulaire, comme il l’a vu faire dans des séries policières. La peau est tiède mais il ne sent aucun pouls. Vivement il retire sa main. Il réfléchit un instant puis regarde autour de lui. Personne. C’est normal, au fond de leur impasse, il n’y a que deux maisons séparées par une haie clairsemée et très symbolique : la sienne et celle de son voisin, que tout le monde appelle « Corbac », mais à cette heure-ci Corbac est au travail, lui. Albert réfléchit encore un instant puis il se décide.
***
Yliouchine Raskorbakov, enveloppé dans une robe de chambre confortable, sort de la douche et va préparer son café matinal. Il adore prendre son petit déjeuner dehors dès que le soleil l’y invite mais ce matin, le temps est plutôt gris, alors il restera dans le salon, la vue sur la piscine que sa femme a fait installer y est plutôt sympa. Raskorbakov est le petit fils d’une famille russe émigrée en France après la révolution bolchevique. Tout le monde le surnomme Corbac mais il s’en fout, même s’il sait que ce sobriquet emporte surtout du mépris. D’ailleurs Corbac se fout de tout tant qu’on ne se met pas en travers de son chemin. Tasse de café en main, il s’installe dans le grand sofa. Aujourd’hui il est seul ; sa femme est partie, très tôt ce matin, faire il ne sait quelles analyses en vue d’une fécondation in-vitro. Alors il en a profité pour prendre sa journée sans rien dire à personne. On n’entend aucun bruit à l’exception du ronronnement de l’aspirateur-robot qui, chaque matin, fait le ménage dans leur chambre. Tout ce luxe qui l’entoure, il le doit à sa femme, c’est elle qui a l’argent, et ça aussi il s’en fout.
Mais quelque chose attire son attention : on dirait que les troènes dans la haie, là-bas au fond du jardin, frémissent. Pourtant il n’y a pas de vent. Curieux, Corbac se lève et s’approche de la baie vitrée : c’est Albert qui, marchant à reculons, se fraie un passage. Corbac se retire doucement pour se cacher derrière le rideau. Et ce qu’il voit le saisit d’effroi : son voisin, dans sa progression à l’envers, lui tourne le dos mais il peut aisément voir qu’il traîne un corps inerte maintenu sous les aisselles. Et ce corps est celui d’une femme.
Corbac saisit son téléphone portable et filme toute la scène. Albert, peinant sous la charge, parvient jusqu’à la piscine, y laisse doucement glisser le corps qui dérive à peine et s’immobilise, le visage tourné vers le ciel. Ensuite, Albert s’essuie le front avec la manche de sa chemise, se frotte les mains sur son pantalon, jette un coup d’œil autour de lui, et repart vers la haie en trottinant.
***
- C’est pas moi ! s’écrie Albert.
- Mais si, c’est toi, regarde bien la vidéo, rétorque Corbac.
- Je veux dire, c’est pas moi qui l’ai tuée…
Ils sont tous les deux dans le séjour-cuisine d’Albert ; et Corbac, ironique, tient son téléphone à bout de bras.
- Bon, je veux pas savoir si tu l’as zigouillée ou pas. Je veux que tu ailles récupérer ce corps et que tu le ramènes ici, chez toi. Sinon je donne ça aux flics. Dépêche-toi je t’attends.
Avec un long soupir de découragement, Albert sort.
Dix minutes plus tard, il est de retour.
- Voyons ça, dit Corbac en se penchant vers le corps allongé sur le sol de la cuisine.
Il remonte la jupe de la jeune femme jusqu’au ventre.
- Qu’est ce que tu fais ? crie Albert.
Sans répondre, l’autre déboutonne largement le chemisier puis se redresse :
- Tu vois, pas de blessure, aucun bleu, pas la moindre égratignure. Cette femme n’a pas été agressée ! Elle a dû avoir un malaise en passant devant chez toi et elle s’est assise sur ton transat pour se reposer. C’est pas ta faute si elle y est morte. T’as plus qu’à aller voir les flics et leur expliquer ça.
- Et comment je vais leur expliquer, moi, que ses vêtements soient trempés ? Non, Corbac, il faut que tu m’aides ! S’il te plaît, gémit Albert.
- Ça, c’est ton problème, moi maintenant je m’en vais, j’ai à faire.
Corbac fait mine de sortir.
- Si tu m’aides pas, je dis tout à ta femme !
Corbac s’arrête net, et se retourne :
- Tout quoi ?
- Si tu m’aides pas, je lui dirai pour les filles que tu reçois quand elle part pour la journée !
- Alors là, c’est pas du tout ce que tu crois, bafouille Corbac, mais bon, je vais quand même t’aider, d’ailleurs je viens d’avoir une idée.
***
C’est Albert qui a chargé le corps. Il a pris des précautions pour ne pas blesser le pied nu sur la charnière du coffre de son break. Albert conduit et Corbac le guide jusqu’à un coin perdu dans un bois.
- Ici, y a jamais personne qui passe, on sera tranquilles.
Albert prend la pelle et creuse.
- Creuse plus profond, lui dit Corbac.
Puis, un peu plus tard :
- Voila, comme ça c’est bon. Attrape les pieds, je prends les bras.
Le corps fait un bruit mou en arrivant au fond du trou, et on dirait qu’il a comme un sursaut.
- Allez, maintenant tu rebouches.
La toute première pelletée tombe sur le corps qui a un hoquet.
- Elle est vivante ! hurle Albert.
De fait, la jeune femme se redresse légèrement, tousse et crache un peu de l’eau de la piscine de Corbac.
– Elle est en vie, répète Albert.
Puis, à la jeune femme effrayée de se voir au fond d’un trou avec deux hommes en train de l’ensevelir :
- Je vais tout vous expliquer, Madame, rassurez-vous, vous êtes en sécurité, on est là !
La jeune femme, l’air hagard, les regarde à nouveau, puis tente péniblement de sortir du trou. Lorsqu’elle y parvient et commence à ramper comme pour se sauver, Corbac lance :
- Tue-la, c’est la seule solution !
- Mais tu es fou ou quoi ?
Corbac lui arrache la pelle et rattrape la jeune femme.
- Arrête ! lance Albert.
Deux chocs sourds résonnent.
***
Confortablement installé dans son transat, Albert, béat, contemple son fils qui joue tranquillement.
- Finalement c’est plutôt sympa d’avoir un caractère faible, ça permet de laisser les autres régler les problèmes, se dit-il en repensant à la veille.
Mais il doit oublier tout ça et se consacrer à son fils, ça ne doit pas être plus qu’un mauvais souvenir. Non, même pas un souvenir ; ça doit n’avoir jamais eu lieu…
Quand même, chaque fois qu’il ferme les yeux il entend, presque distinctement, le bruit du choc d’une pelle.
Attablé sur sa terrasse, au soleil, une tasse de café à la main, Corbac savoure l’instant. A l’autre bout de la table, sa femme, absorbée par l’écran de sa tablette, compulse des blogs parlant des problèmes de la maternité.
- Toujours obnubilée par ce damné projet d’enfant, se dit-il distraitement.
En réalité, il s’en fout. Elle peut bien faire ce qu’elle veut, tant que son argent lui permet, à lui, ces petits luxes dont il profite sans plus vraiment y penser.
- Si elle savait, elle divorcerait, s’inquiète-t-il un court instant. Mais bon, tant qu’elle ne sait rien… Et il sourit largement au soleil du matin.
C’est dimanche, on n’entend que le gazouillis des oiseaux et, en bruit de fond, le ronronnement de l’aspirateur-robot qui, dans leur chambre, remplit sa tache quotidienne.
En sortant de dessous le lit la petite machine ronde pousse, coincée entre ses brosses rotatives, une sandalette rouge.